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Le journal d'Alexandre.

1984-1985-1986

5 octobre 1984

« ...L’horreur des partis, de tous les partis, de la notion même de « parti » devrait être le sentiment de tout être normalement constitué, jouissant d’une bonne santé intellectuelle et morale... « Tout est politique » le slogan le plus ignoble que l’on ait inventé depuis longtemps... Nos sociétés ne pourront se dire civilisées que lorsque la politique n’y jouera plus aucun rôle, qu’elle ne sera ni dans les esprits ni dans les coeurs, ni dans les rapports entre les humains, et n’inspirera ni leurs émotions ni leurs actes... »

« Le mauvais choix » Jean-Louis Curtis

 

6 avril 1985

« Durant ces dix dernières années, j’ai parlé à des centaines et des centaines d’individus de toutes catégories. Il semble que la plupart de ceux qui me rendaient visite venaient pour se décharger de leurs problèmes. Parfois, j’ai réussi à leur faire reprendre leur problème... et même à les charger d’un ou deux autres, plus pesants, plus angoissants que ceux avec lesquels ils étaient venus »

Henri Miller « Big Sur »

 

17 avril

« Contradiction de ces deux impératifs : il est interdit d’interdire ; il est obligatoire de désobéir. »

Michel Tournier « Le vol du vampire »

 

30 avril

« J’ai suivi la guerre de 14-18 avec une passion douloureuse et jusqu’à l’agonie, et je sais depuis, d’une certitude absolue et inébranlable, que personnellement je condamne tout changement apporté dans le monde par la violence, et que je ne soutiendrai jamais un tel changement, même socialiste, même s’il va apparemment dans le sens souhaitable et juste. Car on se trompe toujours de victime, et même si on ne se trompait pas : je ne crois pas à l’efficacité bienfaisante et rédemptrice de la mort violente... Plutôt être abattu par les fascistes que d’être fasciste. Plutôt être abattu par les communistes que d’être communiste. »

Hermann Hesse

 

15 mai 1985

Je crois que je suis amoureux. Comme cela paraît bête à écrire, et pourtant... Si je le note, c’est que je ne veux pas oublier cette sensation.

Il s’agit d’un garçon que j’ai pris en stop pour la première fois au début de l’année scolaire, donc peut-être en octobre ou novembre. Dès la première fois, il m’a plu ; pourquoi ? Je ne saurais pas le dire. Nous avons discuté tout le trajet et comme il habite à l’écart de ma route, j’ai fait le détour en lui disant que c’était exceptionnel. La seconde fois, déjà, je crois bien que je savais que je ferai le détour à chaque fois, afin de prolonger sa présence.

Depuis, j’ai bien dû le prendre une dizaine de fois, et quand il n’est pas là le mercredi au carrefour, je suis déçu.

Je ne sais pas quel âge il a, mais sans doute pas loin de 15 ans puisqu’il a fait trois années après la 5e. D’ailleurs, peu importe son âge, il me plait tel qu’il est. Le problème maintenant c’est de le lui faire comprendre.

Avant les vacances de Paques, un mercredi où j’étais seul à la maison, j’avais rêvé que si je le rencontrais ce jour là je ferais tout pour le ramener. Et je l’ai rencontré, et je suis rentré seul à la maison, un peu désemparé. J’avais quand même osé (quelle prouesse) lui demander son nom. Aujourd’hui aussi, j’aurais pu. Mais la peur d’un échec... Finalement je me demande s’il ne vaut mieux pas être dans mon état actuel, avec encore de l’espoir, que face à une déception. Bien sûr, c’est un peu lâche.

Quand il est monté dans la voiture, au moment de se dire bonjour, j’ai posé ma main sur la sienne, premier contact, trop bref, trop rapide, mais premier contact quand même. Plaisir de la conquête. Il me semble que le geste a été ressenti, mais peut-être que je rêve. Pourtant si, il m’a serré la main en me quittant et c’était aussi la première fois.

Seulement voilà le dilemme, ces gestes si anodins peuvent passer pour de la simple amitié. Il faudra donc enlever cette ambiguïté, avec le risque de tout perdre, parce qu’il n’est pas naturel (j’aurais dû dire fréquent, voir la citation de Gide du 14 février 1981) dans notre société d’aimer un garçon de 15 ans ou de se laisser aimer par un homme à cet âge.

Voila, c’est tout cela qui me fait penser que je suis amoureux et aujourd’hui je ne suis pas triste. Comme chantait Brel : ça fait du bien. « Je sais, je sais... »

 

6 mars 1986

« Je garde l’image de Clinias dans mon coeur avec une telle netteté, que si j’étais capable de sculpter ou de peindre, je ne reproduirais pas moins fidèlement sa ressemblance d’après cette image que s’il était en personne devant mes yeux...

Cependant la vue de sa personne a le pouvoir de me rendre heureux, tandis que la vision de son image, sans me procurer aucune joie, éveille en moi le désir. »

Xénophon « Banquet »

Je me souviens fort bien d’avoir fait cette analyse, formulée presque exactement de la même façon à propos de Patrick à Quiberon. Le premier dont j’ai su que j’étais amoureux ; le premier aussi qui m’a rendu jaloux... jaloux de son chien qu’il embrassait en jouant, sur le museau.

Deux milles ans n’ont rien changé.

 

29 avril 1986

« Vos enfants ne sont pas vos enfants. Ils sont les fils et les filles de l’appel de la vie à elle même. Ils viennent à travers vous, mais non de vous. Et bien qu’ils soient avec vous, ils ne vous appartiennent pas. Vous pouvez leur donner tout votre amour mais non point vos pensées. Car ils ont leurs propres pensées. Vous pouvez vous efforcer d’être comme eux, mais ne tentez pas de les faire comme vous. Car la vie ne va pas en arrière, ni ne s’attarde avec hier... »

« Le prophète » Kahlil Gibran

A l’école, les enfants m’ont découvert. Depuis longtemps, sans doute. Leur duplicité m’a fait très mal, sans doute faut-il l’accepter comme faisant partie intégrante de leur âge. Alain, m’a dit un jour, assis sur mes genoux, « J’aimerais que tu sois mon deuxième papa », « et moi, mon grand frère » a rajouté Bernard.

Je t’aime, petit frère...

Mais la semaine suivante, j’ai surpris Alain faisant des grimaces dans mon dos. Quand donc est-il sincère. Peut-il m’aimer et s’amuser de moi ? Oui, je veux bien le croire.

La semaine dernière, alors que j’étais avec Christine et Déborah à leur expliquer quelque chose, j’ai entendu Emile (qui m’appelait depuis quelque temps) dire moqueur à Fabien « Il s’intéresse aux filles, maintenant ? »

Mais tout à commencé sans doute, le jour où Gabriel (je change par prudence ces prénoms que ma mémoire n’oubliera pas) en s’appuyant sur moi a senti mon sexe (« la bandaison papa, ça ne se commande pas »). Plusieurs fois, il a renouvelé son jeu, me jetant par dessus des regards malicieux. J’ai pourtant gardé une prudente distance, cette attitude ambiguë qui permet de persister sans signer. Jeu subtil comme dit Sylvain. Hélas, à la fin de l’heure, je l’ai entendu rire avec d’autres en leur parlant sur ce ton coquin qui ne m’a pas laissé de doute.

La semaine suivante, effectivement, il a repris son jeu, donnant des coups de coude à son camarade pour le faire participer à son émoi. Bien sûr, j’ai stoppé mon rôle passif ( ?) continuant comme s’il ne s’était rien passé.

Mais quelle ne fut pas ma surprise de voir dans d’autres groupes des enfants tenter l’expérience. La nouvelle s’était donc répandue comme une traînée de poudre. J’ai ressenti cela comme une trahison. Une fille, même, a voulu vérifier les dires. Peine perdue.

Il me fallait donc montrer plus de prudence, redevenir l’adulte. « Mais le monde sommeille par manque d’imprudence » (Jacques Brel)...et moi je végète.

Il y eut aussi Henri, plus jeune, pas moins innocent. Pour lui aussi le jeu est double : amuser son ami certes (ou camoufler en jeu sa recherche du plaisir), mais aussi expérience sexuelle, son petit sexe ému en fait foi.

Que dire de ce passage ? « Dans les pensionnats de garçons, il arrive qu’une classe entière soit au courant des privautés du maître et qu’après s’être prêtés à ces jeux sexuels les victimes en rient ensemble et s’en moquent. » écrit Félix Buffière.

On ne parlait pas encore de pédophilie à cette époque, du moins à ma connaissance. Pour moi aussi, c’était une découverte : je découvrais que des enfants d’une dizaine d’années s’intéressaient à la sexualité, contrairement à ce qu’on voudrait bien nous laisser croire.

Je me souviens de celui que j’ai appelé Gabriel. La première fois il s’est penché en arrière sur son banc, provoquant chez moi une érection. Rien n’était prémédité, ni de sa part, ni de la mienne et il a senti ce qui se passait, bien avant que j’ai eu le temps de reculer. Quelques jours plus tard, quand je m’arrêtais derrière lui pour lui expliquer quelque chose, j’ai bien vu qu’il faisait exprès de se pencher en arrière. Je me souviens aussi que pour éviter ce contact trop brûlant, je me suis assis à côté de lui et le bougre s’évertuait par des contorsions à chercher à poser sa tête sur mon entrejambe. Je fuyais ces contacts, mais j’étais étonné qu’il n’essaye pas plutôt avec la main.

 

30 avril

Je ne sais pas encore si je vais continuer l’année prochaine. Sans doute non.

Les enfants me manqueront, je vais y perdre beaucoup. Mais je crois qu’il vaut mieux arrêter. Je n’ai plus aucune autorité (en ais-je jamais eu ?), les enfants font pratiquement ce qu’ils veulent. Je suis leur ami et non leur maître. Heureux ceux qui peuvent concilier les deux.

Il me devient difficile de faire honnêtement mon travail. Pourtant je m’y évertue. Les enfants apprennent en jouant, une atmosphère détendue n’est pas mauvaise, mais il faut quand même un minimum de calme pour leur permettre une attention soutenue.

Hier, Emile n’a pas cessé de me faire des caresses, il me mordillait même le bras, un vrai amoureux, et je n’aurais même pas le droit de lui rendre la moindre petite caresse ?

 

Samedi 24 mai - Minuit

Je n’arrive pas à dormir. Des tas de prénoms tournent dans ma tête, Bernard, Didier, Emile, Loïc. Des visages me hantent.

Journée des minis jeux olympiques. Ce matin, parade à l’école, bien organisée, j’y ai fait quelques photos. Pourquoi a-t-on privé Adrien du transport de la flamme ? Il était si fier, hier matin aux répétitions !

L’après-midi, les jeux. Ambiance familiale. Occasion de discuter avec quelques parents et surtout occasion de parler librement avec les enfants, avec du temps devant soi, sans contrainte d’autorité.

Soleil, Emile et son sourire câlin dans les tribunes, Cédric et son regard malin.

Sur la piste, nos jeunes athlètes sont près. Je regrette un instant l’époque athénienne où ils couraient nus. Premiers départs, premières victoires, étonnement d’être ému.

J’aperçois Christine et aussitôt je pense à Loïc. Emilie m’accompagne à la piscine où je veux aller voir nager Bernard. Loïc est là. Je suis heureux. Bernard gagne avec son équipe il est heureux. Photos.

Retour sur le stade. Rencontre de quelques anciens élèves ; vouvoiements ! Je peux enfin pénétrer dans l’enceinte du stade. Le saut en hauteur a commencé. Joies et pleurs alternent. La barre tombe, je suis déçu. Didier la franchie, j’ai envie de crier, je crie.

Loïc. Je le rencontre souvent. Quelques mots, mais je n’arrive pas à le garder. Il me glisse entre les doigts. Evanescent comme un dieu. Il est encore plus beau que jamais. Le soleil joue sur son visage, me dévoilant des traits nouveaux, plus fins, mieux colorés. Je bois à cette source de beauté, parfaite ; mais que l’eau est difficile à saisir entre les doigts d’une main.

Résultats. Victoire. Cris de joie. J’y participe d’autant plus que Loïc est là maintenant, près de moi, avec moi. Déjà plus beau que tout à l’heure, au bout de ses douze ans. Je m’enivre de sa beauté. Sa main sur mon épaule, j’exulte. « Fleur d’un printemps » aurais-je le temps de te cueillir avant qu’il ne t’abîme. Mais déjà je t’ai contemplé, admiré, senti, effleuré.

Puis Loïc est parti, la fête était finie.

Je ne trouve pas le sommeil.

Loïc, tu dors sans doute. Tu as déjà oublié que tu m’as croisé aujourd’hui, mais je te retrouverai mercredi, rieur, avec ton complice Pascal. Et l’espoir renaîtra. Quel espoir ?

Ce soir, je ne suis même pas triste, j’ai eu ma ration de bonheur, de beauté... grâce à toi Loïc et quelques autres connus ou inconnus. Mais ce soir, c’est toi que je veux garder dans ma tête, c’est toi que je veux fêter.

Loïc.

Maintenant, nous allons dormir ensemble, serre-toi contre moi, blottis ton jeune corps contre le mien. Il est un temps pour rire et un temps pour aimer. Loïc, aime-moi.

 

7 juin

Comme une abeille de fleur en fleur, je butine de garçon en garçon. Chacun a son charme, son attrait. J’aime à penser que de même que l’abeille est indispensable à la reproduction de la plante, je suis utile à l’éveil de leur sensualité. Ils aiment les caresses, même si parfois ils s’en amusent. Leurs caresses en retour me prouvent que c’est là un besoin.

Que je m’assoie sur le banc près de l’un d’eux et aussitôt il est sur mes genoux. Joie de l’étreinte, odeur des cheveux (si quelque affreux parfum ne vient pas la troubler). Mains dans mes mains. Félix, 8 ans, alors que je lui prenais les mains, a eu ce geste spontané de prendre ma main et de la porter vivement sur son ventre, contre lequel il l’a pressée.

Rares sont ceux qui écartent mes mains. Lucien qui au début de l’année semblait fuir mes caresses, pour ne pas être dérangé dans son activité (c’est un passionné) les recherche maintenant avec autant d’ardeur, ce qui ne l’empêche pas de s’intéresser à ce qu’il fait, par ailleurs.

Rares aussi sont ceux qui n’exercent sur moi aucun attrait. Peut-être deux ou trois dans toute l’école. « Tant de fleurs émaillent le rivage » (Goethe - « Le roi des Aulnes »)

Les abeilles aussi ont leurs préférences. Il y a les fleurs que l’on butine parce qu’elles sont là tout simplement près de vous, à vous attirer par leur beauté et leur parfum, et il y a celles que l’on recherche, qu’on ne peut oublier. L’abeille qui butine de la lavande à la pleine saison, ignore plus ou moins les autres fleurs...

...Je me demande s’il en serait ainsi pour moi. Si par exemple je pouvais me gorger de toi, Loïc, fleur de ce printemps, qu’adviendrait-il des autres parfums, me laisseraient-ils indifférent ? Je ne le crois pas. Je pense plutôt qu’à la moindre de tes absences je m’envolerais vers d’autres fleurs. Car l’abeille jamais ne se repose. Quoi de plus naturel que d’aller de fleur en fleur, de printemps en printemps.

Mais Dieu ! que j’aimerais tenter l’expérience : me gorger de toi, mon Loïc, boire ton nectar, source de vie, mon miel, mon amour.

Minuit. Je me suis attardé à relire quelques passages de ce carnet. Sept ans de vie, sept ans de vide. Je termine sur ce texte magnifique de Tournier du 2 février 81.

Loïc, 12 ans ! 13 dans quelques jours. Dépêchons nous, les abeilles n’ont rien à faire avec les graines, je t’en supplie attends-moi, j’arrive...

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