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Le journal d'Alexandre.

1981

2 février 1981

« ... L’enfant de douze ans a atteint un point d’équilibre et d’épanouissement insurpassable qui fait de lui le chef d’oeuvre de la création. Il est heureux, sûr de lui, confiant dans l’univers qui l’entoure et qui lui paraît parfaitement ordonné. Il est si beau de visage et de corps que toute beauté humaine n’est que le reflet plus ou moins lointain de cet âge. Et puis, c’est la catastrophe, toutes les hideurs de la virilité - cette crasse velue, cette teinte cadavérique des chairs adultes, ces joues râpeuses, ce sexe d’âne démesuré, informe et puant - fondant ensemble sur le petit prince jeté à bas de son trône. Le voilà devenu un chien maigre, voûté et boutonneux, l’oeil fuyant, buvant avec avidité les ordures du cinéma et du music-hall, bref un adolescent.

Le sens de l’évolution est clair. Le temps de la fleur est passé. Il faut devenir fruit, il faut devenir graine. Le piège matrimonial referme bientôt ses mâchoires sur le niais. Et le voilà attelé avec les autres au lourd charroi de la propagation de l’espèce, contraint d’apporter sa contribution à la grande diarrhée démographique dont l’humanité est en train de crever. Tristesse, indignation. Mais à quoi bon ? N’est-ce pas sur ce fumier que naîtront bientôt d’autres fleurs ? ».

Michel Tournier « Le roi des Aulnes ».

 

8 février 1981

Il me faut noter ici ce petit poème de Goethe, à la fois étrange et troublant. J’avais été touché par la scène du film de Louis Malle « Le souffle au coeur » pendant laquelle deux jeunes scouts miment ces vers, à la veillée, au coin du feu. J’en avais retenu le titre, ce qui m’avait permis de lire le livre du même nom de Tournier. Ce livre, étrange aussi, je viens de le relire. Et je ne puis m’empêcher de penser qu’il y a un peu de Tifauges en moi.

 

 « Qui chevauche si tard dans la nuit et le vent ?

C’est le père avec son enfant.

Il serre le jeune garçon dans ses bras,

Il le tient au chaud, il le protège.

 

-Mon fils pourquoi caches-tu peureusement ton visage ?

-Père, ne vois-tu pas le Roi des Aulnes ?

Le Roi des Aulnes avec sa couronne et sa traîne ?

-Mon fils, c’est une traînée de brume.

 

-Cher enfant, viens, partons ensemble !

Je jouerai tant de jolis jeux avec toi !

Tant de fleurs émaillent le rivage !

Ma mère a de beaux vêtements d’or.

 

-Mon père, mon père, mais n’entends-tu pas,

Ce que le Roi des Aulnes me promet tout bas ?

-Du calme, rassure-toi, mon enfant,

C’est le bruit du vent dans les feuilles sèches.

 

-Veux, fin jeune garçon, -tu venir avec moi ?

Mes filles s’occuperont de toi gentiment.

Ce sont elles qui mènent la ronde nocturne,

Elles te berceront par leurs danses et leurs chants.

 

-Mon père, mon père, ne vois-tu pas là-bas,

Danser dans l’ombre les filles du Roi des Aulnes ?

-Mon fils, mon fils je vois bien en effet,

Ces ombres grises ce sont de vieux saules.

 

-Je t’aime, ton beau corps me tente,

Si tu n’es pas consentant, je te fais violence !

-Père, père, voilà qu’il me prend !

Le Roi des Aulnes m’a fait mal !

 

Le père frissonne, il presse son cheval,

Il serre sur sa poitrine l’enfant qui gémit.

A grand-peine, il arrive à la ferme.

Dans ses bras l’enfant était mort. »

Goethe

 

14 février 1981

« ...Pour le public, il y a des sentiments naturels, et d’autres qui ne le sont pas. Tout les sentiments sont dans l’homme, mais il en est certain pourtant que l’on appelle exclusivement naturels, au lieu de les appeler simplement plus fréquents. Comme si le fréquent était plus naturel que le rare ! le plomb plus naturel que l’or !... »

A. Gide « Préface au Roi Candaule »

 

6 mars 1981

« En vieillissant certains fruits pourrissent, d’autres se dessèchent »

M. Tournier

 

Je me dessèche ! Il faut qu’un fruit pourrisse pour que naisse de lui quelque chose de neuf. « Si le grain ne meurt ! »

Un fruit sec est stérile, il n’y a rien qui puisse naître de moi.

 

7 mars 1981

« Les femmes notamment existent si peu pour moi que je parviens difficilement à les distinguer les unes des autres, comme les nègres, comme les moutons d’un troupeau. Cette petite infirmité m’a joué d’ailleurs plus d’un tour ...»

Alexandre dans « Les Météores » de Michel Tournier.

Cette phrase, je la prends pour moi, enfin presque ! Combien de fois m’est-il arrivé de croiser une fille qui me dit bonjour ? Je réponds rapidement en me demandant où j’ai bien pu la rencontrer. Les femmes de mes amis, il me faut un temps fou pour les reconnaître, pour apprendre leur prénom. Cas fréquent aussi : un copain qui soudainement me dit « T’as vu ça, si elle est mignonne ? » Non, je n’ai rien vu, et de toute façon... bof !

« Mais qu’un jeune homme surgisse derrière moi, ... »

Ibid

 

8 avril 1981

« On déteste ses parents pour les défauts qu’ils vous ont légués - Ce que l’on aime chez ses enfants ce sont les qualités que l’on croyait avoir soi-même. »

André Roussin « La sainte Famille »

 

12 avril

Le plus pénible dans la solitude c’est l’étonnement qu’elle produit sur les autres, une sorte de pitié comme dans le cas des handicapés. En cela, c’est bien un handicap.

J’en arrive a ne plus oser, chez les commerçants, prendre une seule part. Par exemple, acheter une pâtisserie ou une tranche de jambon. Souvent j’hésite à m’asseoir à une terrasse de café parce que toutes les autres tables sont occupées par des couples ou des groupes.

Dans une certaine mesure, il doit être plus facile d’être seul sur une île déserte.

 

8 novembre 1981

« ...Il ne faut pas s’encombrer la vie avec des médiocres. Il faut les fuir comme la peste ! Il ne faut fréquenter que les gens qui vous obligent à tirer de vous le meilleur. »

J.L. Curtis « Le roseau pensant »

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