Le journal d'Alexandre.
Maroc 2000
A l'automne 2000, je suis allé au Maroc en vélo. Mon but était de descendre jusqu'à Essaouira dont je gardais un merveilleux souvenir. Je viens de retrouver le journal intime que j'y ai tenu, mais pour ne pas alourdir inutilement ce site, je ne recopie que les quelques passages concernant les garçons.
Alexandre, octobre 2003
Dimanche 8 octobre 2000
... J'ai retrouvé El Jaddida avec beaucoup d'émotion. Les remparts de la cité portugaise, la jetée. Un baigneur traversait le port, je l'ai regardé sortir de l'eau, je lui ai demandé si elle était bonne. Il m'a doublé sur la jetée, puis une vingtaine de mètres devant, il s'est arrêté brusquement, m'a attendu et m'a demandé 2 dirhams. J'ai souri, essayé d'engager la conversation "Tu nages bien", "Quel âge as-tu ?". Il m'a répondu avec ses doigts : 15 ans. Puis, "L'argent, tu me le donnes ?". Je savais déjà, il le savait aussi sans doute que j'allais craquer pour ses beaux yeux. Je lui ai donc donné les 2 dh demandés (j'ai d'ailleurs aussitôt regretté de n'avoir pas augmenté la somme, pour prendre l'initiative). J'ai essayé de garder ses doigts quelques secondes dans ma main, il souriait légèrement, un peu gêné, un peu troublé ? Il s'est échappé par la porte basse qui donne dans la cité en me disant qu'il habitait là. Avant de disparaître, il m'a fait un petit signe de la main.
Il y a 22 ans, c'est aussi par cette porte qu'il était parti, avec ses quinze ans...
J'ai décidé de prendre une journée de repos, demain, l'hôtel est correct et la prochaine étape est longue.
Lundi 9
Journée de repos. Je voulais aller faire des photos depuis les remparts, mais ils étaient fermés. La vendeuse de cartes postales m'a dit qu'ils ouvraient un peu plus tard. Manque de chance, le ciel est complètement voilé ce matin, dommage que je n'avais pas l'appareil hier après-midi.
Je suis allé au bout de la petite jetée, par le port. Les pêcheurs rentraient. J'ai vu mon nageur qui m'a fait un petit signe de la main. La jetée était encore plus sale que l'autre, des merdes partout.
A midi, j'ai mangé un couscous puis j'ai fait une grosse sieste. Une douche froide et me voilà reparti sur les remparts. J'ai revu la citerne portugaise, plus imposante que dans mon souvenir.
Sur la jetée j'ai tenté de discuter avec trois gamins. L'un d'eux était blond devant, décoloré par le soleil et l'iode sans doute. Il m'a annoncé treize ans, mais il semblait plus jeune. Son sourire était charmant. Ils m'ont emmené au bout de la jetée où ils ont sauté et plongé dans l'eau pour quelques dh.
Mardi 10
J'ai bien roulé ce matin, le vent était favorable...
Je viens de boire un premier café en guise d'apéro. Tout près de moi il y avait trois garçons, chacun avec son paquet de Marlboro qu'ils vendent à l'unité. Trois filles portaient soit un carton soit une corbeille recouverte de tissus, l'une d'elle m'a proposé quelque chose en montrant son carton, j'ai dit non sans savoir ce qu'elle vendait.
La discussion des garçons n'était pas difficile à comprendre, les rires, les gestes, les mains sur la braguette, les petites bosses qui en résultaient. Tout cela sans s'inquiéter des adultes et je semblais bien le seul à m'intéresser à leur manège.
A un moment, une des filles m'a montré son panier en disant "pain", alors j'ai dit oui et effectivement elle avait une bonne trentaine de petits pains ronds. J'en ai pris un et n'ayant pas envie de manger des brochettes (la seule chose proposée dans ce genre de boutique) j'ai acheté des vaches-qui-rit à un petit épicier, deux bananes un peu plus loin et je suis allé manger tout ça à l'ombre d'un eucalyptus...
Jeudi 12 - Essaouira
Journée assez mal commencée. Vague à l'âme. Je devrais être satisfait d'avoir accompli mon projet, je le suis bien sûr, mais c'est surtout le vide devant moi que je percevais.
De plus, alors que je tentais d'écrire des cartes postales, un crachin s'est mis à tomber, rien d'autre à faire que rentrer à l'hôtel alors que le crachin tournait en averses.
A midi, j'ai bien mangé. Le service était un peu lent et ça tombait bien, je n'étais pas pressé. Derrière moi un couple parlait de l'emménagement de leur maison. Nous avons un peu discuté, je leur ai dit mon idée première de chercher une location ici, mais qu'Essaouira n'était pas comme dans mon souvenir. Trop d'Européens justement !
Pendant le repas, le ciel s'est un peu dégagé, mon mal-être aussi.
J'ai passé une bonne partie de l'après-midi sur les remparts. Moitié à contempler la mer assez furieuse, moitié à lire "Le Ravenala ou l'arbre du voyageur" de Jacques Perry, acheté par hasard à Casa.
J'ai revu l'endroit où le joli garçon de dix-sept ans, rencontré sur la plage, m'avait fait des avances, sans doute intéressées, mais il m'avait abandonné sa main sous le prétexte de me faire admirer sa chevalière. J'ai revu l'échauguette où, après m'avoir donné rendez-vous pour le soir, il était aller remettre de l'ordre sous sa braguette, à l'abris des regards.
Il n'est jamais venu au rendez-vous, peut-être a-t-il bien fait.
Toute ma vie se résume dans ce paradoxe : comment retrouver vingt-deux ans après, un garçon de dix-sept ans ?
Partir c'est mourir un peu, dit le proverbe, mais que dire alors d'Arriver ?
Demain, je repars pour Marrakech.
Vendredi 13 octobre - Minuit quarante.
Première insomnie depuis mon départ. Est-ce l'abus de thé et café, est-ce la pleine-Lune, est-ce parce que je n'ai pas fait de vélo dans la journée ou bien n'est-ce pas plutôt Aziz ?
En effet, cette journée si mal commencée s'est plutôt bien terminée. Après les spaghettis et la petite promenade le long de la plage, je prenais mon dernier café quand un gamin, farceur, est venu me proposer une cigarette. D'abord, de loin, je lui ai fait signe que non et par signes toujours, il m'a fait comprendre qu'il revenait. Et il est revenu.
"Cigarette ?"
- non, merci, je ne fume pas.
- C'est seulement un dirham.
-Je ne fume pas.
Et le voilà reparti, mais tout en s'éloignant, il jouait à cache-cache derrière les tables, vérifiant de temps en temps que mon regard le suivait.
Puis, il est revenu comme je l'espérais. Je savais ce que j'allais proposer :
"Je te propose un marché."
- C'est quoi ton marché ?
- C'est combien la cigarette ?
- Un dirham.
- Tu fumes ?
- Non, je vends.
- Alors voilà mon marché : je te donne un dirham, mais il faut que tu me promettes que tu ne fumeras jamais."
Nous en étions là de notre discussion quand le garçon de café est venu le chasser. Il était pourtant sagement debout à côté de moi. Il a répondu quelques mots en arabe au serveur. J'ai dit :
"Il ne me dérange pas."
- Il dérange tout le monde.
Et il est parti, et de loin, par gestes, il m'a fait comprendre : "Je reviendrai quand le serveur sera parti."
Il s'est éloigné un peu, a joué de nouveau à cache-cache derrière les poteaux. Je lui ai fait signe de venir s'asseoir sur la chaise qui était à côté de moi, alors il m'a montré le café qui était à côté.
J'ai donc payé et nous sommes allés, tous les deux, nous asseoir à l'autre terrasse, loin de ce garçon de café, charmant d'ailleurs, qui protège ses clients des petits garçons encombrants.
Nous voilà donc attablés devant deux cafés au lait et notre discussion reprend. Il me jure que même sans le dh il ne fumera jamais. Je lui raconte mon voyage, il s'appelle Aziz, il a douze ans, il va à l'école, etc.
A un moment, surgissent deux autres gamins dont un, un peu plus âgé, me demande une cigarette. Je lui réponds "C'est un dirham" en lui montrant le paquet d'Aziz. (Je sais, c'est un peu mesquin)
Aziz se méprend "tu veux que je lui donne une cigarette ?"
- Non, je lui dit que s'il veut une cigarette, il faut te payer."
Et Aziz est entré dans mon jeu. C'est alors que l'autre garçon, sans doute une douzaine d'années, est venu me parler de tout près. J'ai senti son haleine qui sentait fort la colle et j'ai vu le sac en plastique dans sa main. Et ce qu'il me disait, c'était en gros, "si tu veux un garçon, pour 10 dh tu peux l'avoir et ... etc." (gestes pour se faire comprendre)
Drogue et prostitution !
J'ai chassé ces deux opportuns, comme on chasse un mendiant, avec un brin de remord sur la conscience, un brin de remord que l'on chasse aussitôt, parce que c'est vital, que la vie est brutale, et...
Mais revenons à Aziz, c'est lui qui nous intéresse ce soir, sa discussion qui nous fait du bien qui nous ramène à la vie.
Vers 22h30 son grand frère est passé et lui a fais signe de le suivre, alors je lui ai dit "Vas-y, rentre à la maison, tu seras mon meilleur souvenir d'Essaouira". Il a fallu que j'insiste pour qu'il prenne la pièce que j'avais toujours dans la main.
Par la suite, j'ai souvent eu envie de retourner à Essaouira pour essayer de m'occuper des garçons de la rue. Créer une association, avec quelques bénévoles. De retour en France j'ai vu une émission avec une Marocaine qui travaille avec les enfants de la rue de Casablanca (peut-être Najat Mjid, présidente de la fondation Bayti) et j'ai eu envie de prendre contact, mais par lâcheté ou par paresse je n'ai rien fait, et puis, est-ce bien le rôle d'un pédéraste ?